C’est toujours au cœur du chaos que je sens mon cœur vibrer
Mélanger mes rêves et ma réalité
Non je n’ai pas peur, je vais tout abîmer
Jouir de mes erreurs et tout, et tout recommencer
Yoa
C’est avec la Princesse Chaos de Yoa que je reprends la narration à la première personne. J’écoute en boucle son album La Favorite depuis deux mois, et je laisse ses paroles faussement sucrées se dissoudre dans mes oreilles pour révéler leur vraie saveur, tantôt amère, piquante, salée, mais toujours addictive. Des bonbons chamarrés au cœur sombre.
Après une période de distanciation totale, mon cœur vibre effectivement dans le chaos, et dans le retour des couleurs.
Les couleurs pop des années 50 et 60, celles de The Marvelous Mrs. Maisel. La fabuleuse Mme Maisel, une héroïne inarrêtable qui décide de devenir humoriste après s’être faite plaquer par son mari. Entre saillies bien senties, tenues à tomber et fond féministe, la série a tout pour plaire. Y compris la figure de Lenny Bruce, le clown triste le plus charismatique qui soit, qui voit clair au milieu de ce tourbillon de couleurs faussement feel-good.
And I'll just really swing, and it'll just be nice.
And I'll get a satin smoking jacket and a pearl white phone, and I'll sit back and relax, and finally I'll be all alone, man.
That's the best way to make it. All alone.
All alone.
Lenny Bruce
C’est seule, et pourtant si entourée, que j’emménage dans mon nouvel appartement que je garnis d’un rideau rouge, d’un canapé vert, et d’un bouquet de mimosa jaune qui embaume encore la pièce à l’heure où j’écris ces mots.
C’est seule aussi que je vais voir La chambre d’à côté, de Pedro Almodóvar. Je porte un pull jaune pétant, et du rouge à lèvres bien rouge. Comme Tilda Swinton, alias Martha, lorsqu’elle se prépare à mourir sur sa chaise longue verte. La coïncidence me trouble. Le film m’apaise. La mort n’est pas forcément triste, subie et noire. Elle peut être choisie et pleine de couleurs.
Toute l’assemblée est vêtue de sombre, pourtant, à l’enterrement de mon grand-père. Moi-même, je suis en noir. Le pull jaune, le rouge à lèvres, tout ça aurait paru déplacé. Pourtant la couleur s’insinue, par touches. Le rouge des cachets de cire sur le cercueil. Le jaune des jonquilles jetées dans la tombe. L’habit violet resplendissant du prêtre. Ma tristesse ne m’empêche pas d’apprécier l’esthétique de la chose. Comme le dit justement Damian, joué par John Turturro dans La chambre d’à côté :
There are a lot of ways to live inside a tragedy
Je retrouve John Turturro dans la saison 2 de Severance, une pure merveille attendue de longue date. Là aussi, au milieu du blanc omniprésent, de la neige et des couloirs froids, la couleur, toujours. Les tons bleus et verts de la dystopique Lumon, société qui dissocie l’esprit de ses employés pour leur créer des personnalités distinctes au travail et en-dehors. Des couleurs esthétiques mais froides, que viennent rarement contrebalancer d’autres nuances. L’épisode le plus coloré mais aussi le plus terrifiant était en saison 1, Defiant Jazz, dans lequel un éclairage rouge et violet révélait tout le glauque et l’absurde du cadre de travail le plus toxique que vous ayez jamais expérimenté. A part peut-être si vous travaillez pour Bolloré.

Bolloré est boycotté et insulté au Festival International de la BD d’Angoulême, où je me rends fin janvier. C’est un plaisir de danser en foulant aux pieds son nom inscrit sur des stickers injurieux collés un peu partout. Bolloré, Bondoux ou encore l’intelligence artificielle transforment lentement le monde de la culture - et ici plus précisément de la BD - en tragédie. Mais il y a de nombreuses façons de vivre dans une tragédie. L’une d’elles, c’est de résister, et de célébrer la créativité. En albums, en fêtes et en expositions, avec notamment mon exposition préférée du festival, Hyper BD. Une exposition dont vous êtes les héroïnes, au parcours imaginé par Emilie Plateau, l’autrice spécialiste du genre depuis sa formidable Épopée infernale.

Là aussi, partout, la couleur fuse, le talent exulte, et sublime une édition du FIBD que même les mascottes Quick jaune et rouge ne sauraient gâcher.
Jaune, c’est la couleur prédominante de Citizen Sleeper 2, mon jeu vidéo de février, une épopée intergalactique qui transcende non seulement l’espace-temps mais aussi les barrières de genre et qui, par le prisme d’un passionnant jeu de rôle, livre une réflexion touchante sur ce que c’est d’exister dans un corps ou une société que l’on a pas choisie, et sur les alliés qu’on peut trouver autour de soi pour affronter cette épreuve. Il y a de nombreuses façons de vivre dans une tragédie.

Jaune, rouge, tant de couleurs solaires dans mon hiver pourtant nuageux. Quelques pointes de violet aussi, quand le soleil se couche, quand le prêtre dans son habit si chamarré bénit la tombe de mon grand-père, quand je lis Les jours mauves, de Kalindi Ramphul, et que mon coeur se serre quand l’héroïne part disperser les cendres de son père.
Un déménagement, un deuil et une infinité de questionnements, c’est un tourbillon dans ma tête.
Je suis au creux de l’ouragan peu importe où je vais
J’ai il me semble un certain talent pour tout foutre en l’air
Yoa
Est-ce que je suis en train de tout foutre en l’air ? Je chéris en tout cas le chaos, et j’envoie mon cœur et mon corps vibrer au rythme des basses des clubs techno de Paris. Des salles obscures, dépouillées, à l’image de l’étrange mausolée au cœur de The Brutalist, film dérangeant qui a attisé ma passion autant pour l’architecture du Bauhaus que pour Adrien Brody, aussi à vif et austères l’un que l’autre.
C’est finalement dans ces sous-sols de béton sombres, balayés sporadiquement de spots rouges et blancs, que je retrouve un peu de sérénité. Peut-être ma palette des dernières semaines était-elle trop riche. Il y a de nombreuses façons de vivre dans une tragédie. Danser dans le noir n’est sans doute pas la pire.